Souvenirs de Sylvia Stark, 1ère partie
Notes établies par Marie Albertina Stark, devenue Mme Wallace, à partir des souvenirs de sa mère, Sylvia Stark, née esclave dans le comté de Clay, au Missouri, puis établie dans l’île de Saltspring avec son mari, Louis Stark, et leur famille au cours de l’année 1860, à titre de colons.
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J’ai entendu le pas des pionniers
Des villes encore à venir
Le premier repli des vagues
Qui bientôt charriera une marée humaine
Anonyme.
Il n’y avait rien d’inhabituel à faire un voyage à Saltspring Island. J’avais contourné bien souvent les jolies îles qui parsèment le golfe de Géorgie, et j’étais tombée sous leur charme envoûtant.
Mais étrangement, jamais ces paisibles collines et anses bucoliques n’avaient exercé auparavant sur moi un si puissant attrait. J’allais rendre visite à ma vieille mère et à mon frère de la famille Stark. Peut-être est-ce la beauté et la Grandeur du paysage qui m’ont amenée à prendre conscience de la valeur des choses.
Comme les écritures disent vrai : il n’est de parole ou de langage où l’on n’entende la voix de la nature. (Psaume 19, verset 3)
Sur les eaux miroitantes, je voyais comme à travers la brume des ans le spectacle des jours d’antan. Je revoyais la course des grands canims (canots amérindiens), j’entendais leurs fantomatiques avirons plonger, plonger, et les chants tribaux des indigènes se rendant à la fête annuelle du potlatch. Je pensais aussi à nos pères pionniers qui avaient franchi ces eaux troubles il y a longtemps à la recherche d’un foyer au pays de la liberté — eaux troubles pour les indigènes de ce pays comme pour ces braves pionniers. Car les lourds nuages de la conquête obscurcissaient le ciel, et les indigènes éprouvaient un vif ressentiment à l’égard du triomphe des conquérants. Ils ripostaient en assassinant les colons. Ces derniers craignaient donc constamment pour leur vie.
C’était une époque où les hommes ne s’aventuraient dans les bois que munis d’une hache et d’un fusil, à leurs risques et périls. Ce sont des hommes oubliés dont le courage et la constance ont ouvert la voie et jeté les bases de la civilisation occidentale. Ce sont les rois sans couronne de l’époque des pionniers.
Les ombres étaient longues sur l’herbe quand mon frère Willis et moi sommes arrivés en charrette tirée par un cheval à la maison qu’il partageait avec notre mère. Sylvia Stark et son fils Willis étaient les derniers des pionniers de couleur arrivés à Saltspring avec leur famille au début des années 1860. Willis avait environ 4 ans quand il a débarqué à Saltspring avec ses parents et une de ses sœurs en 1860. C’est le dernier des enfants de Sylvia Stark à être resté auprès d’elle au travers des périodes les plus éprouvantes de sa vie.
Sa demeure était le quatrième ranch en Colombie-Britannique où mère et fils avaient travaillé et défriché la terre. Lors de ma visite, la plus grande partie de ce qu’ils avaient défriché avait repoussé. Chaque saison, de nouvelles plantes poussaient au travers des anciennes végétations en décomposition, ce qui marquait le passage du passage du temps sur cette vieille terre. Mais les amas de pierres et les rochers étaient toujours là où Willis les avait déposés près d’un demi-siècle plutôt : c’étaient des monuments au courage et à la force de Willis Stark dans son jeune âge.
Pourtant encore dans la fleur de l’âge, il était vieux et infirme à cause du rude travail et des dures épreuves de sa vie de pionnier. Il devait maintenant engager un voisin, John Whims, pour faire les labours. Il pouvait encore rentrer son bois. Durant les nuits froides d’hiver, il restait éveillé tard dans la nuit pour réchauffer la maison pour sa vieille mère.
La première cabane que Willis avait été bâtie fut plus tard démolie pour faire place à une nouvelle maison. Les deux aînés en avaient décidé ainsi entre eux : Willis habiterait avec leur mère et John fournirait son aide et enverrait de l’argent au besoin.
Les deux frères, avec l’aide d’un charpentier et d’un voisin, avaient donc construit une nouvelle maison pour leur mère, maison dont elle était très fière.
La première cabane bâtie par Willis qu’on avait ensuite démolie pour faire place à la nouvelle maison renfermait pour moi nombre de souvenirs heureux. Car j’y avais moi-même vécu avec notre mère, mais aussi notre grand-père et un frère invalide. Les années de dur labeur pesaient maintenant lourd sur la santé de Sylvia et de son fils Willis. Le vieux rouet était immobile et couvert de poussière, mais Sylvia avait toujours son tricot.
En observant ces mains usées par le travail, je voyais toute une vie au service des autres inscrite dans chaque ride et dans chaque pli. Même s’il s’était écoulé près de soixante-dix ans depuis qu’elle avait posé le pied sur la terre inculte de la Colombie-Britannique, la mémoire de ma mère était encore bonne. Elle adorait parler des beaux potagers qu’elle avait faits après qu’ils eurent défriché la terre. Elle avait tellement de légumes qu’elle devait en donner. Pour nourrir ses poulets, Willis cultivait lui-même le grain qu’il battait avec un fléau à l’ancienne. Il faisait les moissons à la main; il lui arrivait de récolter son grain au clair de lune, parce que le temps lui manquait après avoir travaillé aux récoltes pour les autres.
Les poulets couraient librement à la ferme, mais Sylvia adorait faire la chasse aux œufs en allant parfois jusqu’à les appeler avec la clochette qui annonçait l’heure de la moulée. Elle les trouvait, les œufs, je vous assure.
Elle remplissait deux cageots par semaine, ce qui payait l’épicerie de la famille et même plus. Ils se ravitaillaient au magasin Brodwell, au centre de Saltspring. En ce temps-là, même l’exploitation rudimentaire d’une ferme par des débutants était rentable. Leurs titres sur la terre les récompensaient des efforts déployés pour les défricher. Mais la Première Guerre mondiale, l’implantation du système de catégories et le coût élevé des équipements de ferme ont rendu les temps difficiles pour les petits fermiers. Les récoltes pourrissaient dans les champs. Le coût des emballages dépassait les profits. Malgré tout, ces robustes fermiers ont survécu.
À travers de nombreuses années miséreuses et sombres,
À travers des générations nées dans le doute et la peur,
Nous avons parcouru les sentiers sauvages et abandonnés de la vie,
Mais voici qu’aujourd’hui nous sommes au milieu de la foule,
Possédant davantage qu’un chant traditionnel,
Pèlerins noirs d’avant la guerre de Sécession.
Ode à Booker T. Washington, par L. Lynch
On dit que la Mémoire est l’héritage du grand âge.
C’était vrai dans le cas de Sylvia Stark. Sa mémoire était comme un journal intime, richement rempli des événements étranges et étonnants de sa vie. Dans ces moments où elle semblait vivre dans le passé, elle racontait certaines expériences de sa jeunesse, et moi je me taisais de crainte de rompre le charme. Mais dans ce temps-là, je ne pensais pas du tout à préserver ces souvenirs. Ce qui m’intéressait c’était simplement d’écouter ses récits.
Certaines de ces récits, qui décrivaient les conditions de vie des esclaves, étaient très tristes. Le sang de ces pauvres âmes torturées lance ses lamentations vers Dieu, mais le Grand Créateur a décidé à l’avance de l’heure du jugement de l’oppresseur et d’une vie nouvelle pour l’opprimé.
Le nom de jeune fille de Sylvia Stark est Sylvia Estes. Elle était née dans le comté de Clay, au Missouri, en (1839), la cadette d’une famille de trois enfants qui, avec leur mère, Hannah Estes, travaillaient pour un boulanger allemand du nom de Charles Leopold.
Leur père, Howard Estes, était au service d’un Écossais qui se nommait Tom Estes. Les esclaves portaient le nom de leur maître. Le père de Sylvia s’estimait heureux d’avoir le privilège d’aller rejoindre sa famille durant les week-ends.
Le mouvement abolitionniste, parrainé par William Lloyd Garrison, existait depuis 1831; se sentant menacés, les propriétaires d’esclaves tentèrent en vain de le réprimer. Ce mouvement impressionnait beaucoup M. Leopold. Il se disait contre l’esclavage et affirmait qu’il finirait par abandonner ce trafic. Mais il lui était interdit de rentrer en Allemagne. Tous les Allemands qui immigraient aux Etats-Unis devaient promettre de ne pas avoir d’esclaves, disait-il, sans quoi ils étaient passibles de la peine de mort. Il affirmait : « Si j’y retournais maintenant, on me couperait la tête. »
Mme Leopold ne partageait pas les vues de son mari; elle croyait qu’il était bon de se conformer aux règles sudistes en matière de traitement des esclaves. C’est un matin de Noël que la petite Sylvia s’ouvrit les yeux sur cette réalité. Les enfants étaient très aimables; on leur permettait de jouer ensemble pendant cette période de réjouissances. Pendant qu’ils attendaient tous que l’arbre de Noël soit décoré dans une autre pièce, c’était à qui apercevrait l’arbre le premier. « Moi! », s’écria Sylvia, et comme elle était toute petite, elle se faufila jusqu’à la porte. Quand on ouvrit celle-ci, elle fut donc la première à entrer dans la pièce. Elle fut tout à coup tirée brusquement vers l’arrière. Mme Léopold la réprimanda vertement en lui lançant : « Nég…, laisse passer devant les enfants blancs. » M. Leopold lui répliqua aussitôt : « Ne fais plus jamais ça. Il avait déposé sous l’arbre une belle poupée pour Sylvia, mais c’en était fait pour elle des plaisirs de Noël. La leçon avait porté fruit et une telle situation semblable ne devait plus se reproduire. À compter de ce jour, Sylvia pensa en esclave. Quand sa mère tomba malade, elle était inquiète : qu’est-ce qui va m’arriver si maman meurt, où est-ce que je vais aller?
Les premiers souvenirs d’enfance de Sylvia étaient liés au travail. Dans ses souvenirs, elle devenait être toute jeune. Elle se rappelait que sa mère avait l’habitude de lui nouer son grand tablier autour de son cou et de la faire mettre debout sur une chaise pour essuyer la vaisselle des Blancs, et il y en avait énormément.
Elle allait rarement jouer dehors avec les autres enfants. Il lui arrivait de se battre quand les autres enfants étaient méchants avec elle, mais elle passait le plus clair de son temps à apprendre à coudre ou à tricoter. Elle fit son premier tricot sur de la paille à balai. « Tu auras des aiguilles quand tu sauras tricoter », lui avait dit sa mère.
Elle apprit pour ainsi dire à lire par elle-même. Les enfants Leopold dont elle s’occupait lui enseignèrent l’alphabet et quand ils faisaient leurs devoirs, elle écoutait. Puis quand ils laissaient leurs livres derrière pour aller jouer dehors, elle s’y plongeait et étudiait à son tour. Mme Leopold aurait été très en colère si elle avait su cela, parce qu’il était contre la loi d’instruire un esclave. C’est ainsi que Sylvia apprit à lire, petit à petit.
Howard Estes et sa femme partageaient les mêmes vues sur l’éducation des enfants. Quoique tous deux très désavantagés parce qu’ils étaient analphabètes, ils enseignèrent à leurs enfants à prier et à observer le repos dominical. Sylvia n’oublia jamais la leçon que son père lui enseigna un dimanche matin, tandis qu’il s’occupait des enfants pendant que leur mère travaillait à la maison des maîtres. Sylvia portait de nouveaux vêtements et était impatiente que son père ait terminé de la coiffer. Elle était tellement heureuse qu’elle s’élança dehors à toute vitesse. Son père la rappela bien vite en lui disant : « C’est aujourd’hui dimanche, tu dois marcher de façon plus modeste, pas comme un cheval qui bondit en passant la porte de l’écurie. » Sylvia n’oublia jamais cette leçon même une fois que son fils et elle étaient devenus vieux. Si le foin était encore dans le champ et que le ciel était menaçant le dimanche, elle attendait le lendemain pour le ramasser.
La famille Estes allait à l’église. Bien entendu, les gens de couleur étaient assis au fond, près de la porte, mais on leur permettait de prendre part aux sacrements une fois que les blancs avaient eu leur tour. L’homélie à l’intention des esclaves disait : « Serviteurs, obéissez à vos maîtres. » Chaque esclave connaissait par cœur ce verset de la bible.
Même si elle ne savait pas lire, Mme Estes ne s’y laissait pas tromper. Elle disait que personne ne pourrait jamais la convaincre que Dieu avait créé l’esclavage. Sylvia se souvenait d’un dimanche ayant changé sa perception des sacrements, qui lui avaient paru franchement dégoûtants. Le ministre du culte avait usé le bas langage du maître envers ses esclaves, en terminant sur ces mots : « Dieu sait que vous êtes un peuple ingrat. »
La vie des esclaves des Leopold aurait été relativement aisée n’eût été du caractère acariâtre de Mme Leopold, Peut-être se disait-elle que si son mari se refusait de le faire, elle se chargerait de traiter les esclaves selon la pratique en vigueur dans un État esclavagiste.
Mme Estes traversait d’habitude ces tempêtes avec flegme, même si cela la rendait intérieurement furieuse. La situation atteignit un point culminant un jour que sa maîtresse la fit venir pour lui demander d’allumer le feu dans le four alors qu’elle avait les deux mains dans la pâte à pain. Elle expliqua alors à sa maîtresse que c’était impossible dans l’immédiat car elle ne voulait pas gâcher son pain. Mais Mme Léopold était d’humeur querelleuse et mit le feu aux poudres. « Comment oses-tu désobéir à mes ordres? » demanda-t-elle. Hannah Estes n’avait pas peur de cette grosse dame allemande. Elles échangèrent des paroles acerbes. Le ton monta presque jusqu’au point de non-retour. Quand Charles Leopold rentra, sa femme lui donna une version très déformée de l’histoire. Il était très en colère. Il déclara que si le bruit courait qu’il tolérait que ses esclaves répondent avec insolence, il serait bientôt ruiné. Il avait un fouet menaçant à la main, mais Hannah se serait défendue de toutes ses forces s’il avait essayé de l’en frapper. Son vieux sang malgache lui bouillait dans les veines. L’affaire se régla par une bonne réprimande aux deux femmes. Mme Leopold sanglota longtemps parce que son plan d’infliger le fouet à Hannah avait échoué.
M. Leopold avait à une occasion encouru des grands risques en étouffant une émeute raciale lors d’une assemblée antiesclavagiste. Cela le rendit très impopulaire auprès des propriétaires d’esclaves. Ces incidents inquiétaient Sylvia. Depuis cette fameuse matinée de Noël, ce qui troublait sa mère la troublait elle aussi.
La vie pour Sylvia était environnée de terreur. Les enfants de couleur ne pouvaient pas jouer en toute sécurité autour de leur propre demeure. On les kidnappait et on les vendait pour travailler dans les champs de coton du sud d’où ils ne revenaient jamais. Des étrangers offraient parfois des bonbons à Sylvia. Elle les refusait toujours et rentraient à la maison en courant.
Regarde au loin, il y a une lumière pour toi
Inondant la surface d’une mer agitée
Elle sourit doucement dans le lointain
La belle étoile polaire
Sylvia se souvenait de l’une des esclaves des Leopold, Harriet Tubman. Même si elle paraissait toute jeune, encore adolescente, elle avait une forte constitution et travaillait bien. Mais elle avait de la difficulté à travailler sous les ordres de Mme Leopold. On la vendit finalement à un casseur d’esclaves. Son métier était de rendre les esclaves soumis à leur maître. On leur donnait souvent le fouet une fois par jour. Mais quand il essaya de fouetter Harriet Tubman, à sa grande surprise, c’est elle qui le fouetta, lui égratigna le visage, déchira ses vêtements et le frappa si fort qu’il lâcha sa cravache et menaça de faire feu sur elle. Elle ouvrit son corsage et lui dit, sans broncher : « Tirez et soyez mau… J’aime mieux mourir que de vivre une vie pareille. » Il lui tira dans les jambes pour la rendre infirme.
Mme Estes la visita quand elle dut garder le lit. Elle lui raconta sa pitoyable histoire. Cela lui prit beaucoup de temps avant de pouvoir se servir de son pied, mais son esprit était invaincu, comme sa vie allait le démontrer par la suite.
Ce n’est pas la seule blessure qu’elle dut subir pour avoir voulu venir au secours de ceux de sa race. Un jour qu’elle tentait de protéger un esclave, on l’assomma. On l’avait surnommée la « Moïse » de sa race. On offrait 40 000 $ pour sa capture.
Harriet Tubman sauva ses parents et des centaines d’esclaves au moyen du « chemin de fer souterrain », avec l’aide de blancs et de gens de couleur, qui prirent part à ce travail clandestin. Le chemin de fer souterrain était un réseau de routes secrètes par voie de mer de terre et de mer. Comme c’était une femme d’une grande force et d’une grande endurance, elle finit par s’échapper par ce réseau. Elle fut maintes fois en danger de mort, mais elle suivait toujours l’étoile polaire tandis qu’elle fuyait vers le nord la nuit avec un groupe de réfugiés.
Elle connut la guerre de Sécession, elle servit comme éclaireur dans l’armée du nord. Puis elle fit construire un foyer pour vieillards à New York. La dernière personne à nous avoir donné des nouvelles de Harriet Tubman était une femme de couleur qui avait pris soin d’elle dans un foyer de Syracuse, dans l’État de New York.
L’aube de la liberté pour la famille Estes survint en 1849. La ruée vers l’or battait son plein et le bétail était en forte demande. Le maître de Howard, Tom Estes, envoyait du bétail en Californie. Les deux fils de Tom et Howard Estes servaient de gardiens de troupeaux. Le maître conclut une entente avec Howard : il acceptait d’affranchir Howard sur réception de mille dollars et lui accordait le privilège de gagner cet argent en Californie.
Howard travailla dans les mines d’or, amassa l’argent et l’envoya à Tom par l’entremise de ses fils en vertu de l’entente. Tom reçut l’argent, mais refusa d’affranchir Howard. Refusant d’essuyer un échec, ce dernier gagna encore 1000 $ qu’il envoya directement à Charles Leopold. Un ami allemand s’était chargé de le lui livrer en main propre. Quand Tom Estes l’apprit, il réclama aussi cette somme sous prétexte que Howard était son esclave. Leopold répliqua qu’étant donné que Howard se trouvait dans un État libre, il était désormais un homme libre. Tom poursuivit Leopold en justice et obtint 800 $ mais fut contrait d’accorder à Howard sa liberté.
Le temps paraissait long aux enfants qui attendaient le retour de leur père. Sylvia lisait sur le visage de sa mère l’anxiété causée par cette longue attente. Elle remarquait aussi que sa mère se retirait fréquemment dans la solitude d’une vieille remise. Sylvia, qui nourrissait des inquiétudes à son sujet, la suivit un jour à la dérobée et l’observa par une brèche dans le mur. Elle la vit agenouillée, priant pour que Howard revienne sain et sauf, et que ses enfants soient heureux et libres.
Cette scène fit fortement impression sur Sylvia, qui allait s’en souvenir quand elle deviendrait mère à son tour.
Mme Estes faisait la cuisine pour la famille Leopold avec l’aide de l’aînée de ses filles, Agnes. Sylvia, qui était toute frêle, prenait soin du bébé de la famille, une fillette bien grasse qui pesait lourd dans ses bras. Les Leopold n’avaient pas de voiture d’enfant à cette époque. Quand Sylvia avait la fièvre et qu’elle frissonnait, elle allait se réchauffer dans un coin ensoleillé près de la clôture où sa maîtresse la laissait prendre un peu de repos.
Puis sa sœur Agnes fit un rêve étrange. Elle vit son père rentrer à la maison. Il portait un nouveau costume gris et un panama blanc. Il portait aussi une cravate multicolore. Il tenait à la main un sac de tapisserie et, replié sur son avant-bras, une capote de soldat. Peut-être Agnès pensait-elle aussi à leur père et priait-elle pour son retour. Puis, quelque chose d’étrange se produisit. Un petit oiseau entra dans la cuisine tandis que Mme Estes et Agnes y travaillaient. Il voltigea au-dessus de l’épaule de Mme Estes, ressortit par la fenêtre ouverte, puis répéta son manège une seconde fois avant de disparaître. Mme Estes se dit naturellement qu’il s’agissait d’un mauvais présage, elle qui n’avait pas eu de nouvelles de Howard depuis si longtemps.
Un soir, Agnes, qui avait pourchassé les poussins dans la cour sous la pluie, se plaignit d’être malade, commença à frissonner et à avoir de la fièvre. Les enfants blancs venaient d’avoir la scarlatine, mais on n’avait pris aucune précaution pour prévenir la contagion. Sylvia prenait soin du bébé comme à l’habitude quand sa sœur mourut.
Elle entendit sa mère, la voix brisée par la douleur, fustiger le médecin qui lui avait dit que les enfants de couleur étaient moins résistants à la maladie que les enfants blancs. Elle lui répliqua : « Ce que vous ne dites pas, c’est que les enfants de couleur doivent travailler par mauvais temps même quand ils sont malades, et qu’ils ne reçoivent pas les mêmes soins que les blancs. » Elle vit passer une lueur de colère dans les yeux du médecin tandis que M. Léopold tentait d’apaiser les esprits. Les esclaves n’étaient pas censés répondre ainsi aux blancs.
Puis Sylvia fut prise de fièvre et en danger en mort. Elle avait soif mais mais on ne lui laissait boire que très peu d’eau à la fois. Puis on fit venir un nouveau médecin, un Allemand, qui demanda qu’on lui apporte un verre d’eau fraîche. Il y mit un peu de poudre et affirma que cela la guérirait, mais qu’elle sentirait les effets de cette poudre pour le reste de ses jours. Elle s’endormirait et au réveil elle serait ???? très malade, mais ce serait bon signe. Elle but la boisson froide et s’endormit. À son réveil, elle se portait très mal mais se remit vite sur pied. Comme elle avait très faim, on lui servit le plat dont elle avait très envie, un appétissant ragoût de gros écureuil gris.
Un an après la mort d’Agnès, Sylvia aperçut son père qui traversait le pré. Il portait un nouveau costume gris, un panama blanc et une cravate multicolore. Il tenait à la main un sac de tapisserie et, replié sur son avant-bras, une capote de soldat, exactement comme dans le rêve de sa sœur.
Il était mince et pâle. Il était revenu par le Panama, avait attrapé la malaria après avoir raté un navire nommé Grace Darling, qui reliait les ports de San Francisco et de Colombo. Heureusement pour lui, car ce navire fut éperonné par le milieu et tous les passagers et membres d’équipage périrent, à l’exception du cuisinier.
Voici le récit du cuisinier. Il y avait du brouillard cette nuit-là. Le navire était surchargé de passagers et de bagages. Beaucoup revenaient des mines d’or de Californie. Certains transportaient leur or sur eux. Ils buvaient, dansaient et chantaient quand le vaisseau fut frappé; l’alerte avait été donnée mais personne n’y fit attention dans leur hilarité et leur ivresse. Les chants et les danses continuaient. Un autre appel se fit rapidement entendre : « On va tous être bientôt en enf… ». L’eau s’infiltrait dans la cabine tandis que les gens se ruaient désespérément vers le pont. Le bateau qui l’avait éperonné s’était retiré et avait disparu. Le Grace Darling coulait rapidement. Un homme debout sur le pont dans un instant de délire offrait son sac d’or à quiconque lui sauverait la vie, mais personne ne voulait de son or. Il sauta à la mer en serrant ses pépites contre lui.
Deux radeaux flottaient sur l’eau. Deux hommes virent le cuisinier sur un radeau plus grand que le leur, alors ils le poussèrent à l’eau et s’en emparèrent. Le cuisinier atteignit le petit radeau à la nage et fut rescapé. Nul ne sait ce qu’il advint des hommes du grand radeau. Le geste lâche du bateau qui avait éperonné le Grace Darling fit naître des soupçons. Il y avait une rivalité entre deux sociétés maritimes, mais Howard Estes n’entendit jamais parler des conclusions de l’enquête.
C’est en homme libre qu’il revenait au Missouri, heureux d’avoir survécu pour rentrer chez lui, mais très attristé par la mort de leur fille Agnes. Il lui en coûta 2000 $ pour acheter la liberté de sa femme et de leur fils Jackson, et 900 $ pour celle de Sylvia.
On avait offert 1 500 $ à Leopold pour Sylvia comme bonne d’enfants, mais il avait promis à Howard Estes de garder ensemble les membres de sa famille jusqu’à ce qu’il ait suffisamment d’argent pour acheter leur liberté à son retour. Pour la première fois, la famille Estes, enfin réunie, était libre.
Ils achetèrent 40 acres de terre au Missouri et tentèrent leur chance dans la culture maraîchère. Mais l’argent se faisait rare. Quand Jackson, le frère de Sylvia, revint du marché, il dit à leur mère que les œufs coûtaient 10 cents la douzaine.
En vendant des légumes, des cochons et des poulets, ils arrivaient malgré tout à vivre. Mais leur liberté nouvellement acquise fut rapidement mise à rude épreuve. Les cavaliers nocturnes qu’on appelait les Ku Kluxs battaient et kidnappaient des gens de couleur en semant la terreur. Un homme de couleur industrieux qui vivait de la vente de ses cochons trouva un bon matin la note suivante au montant de sa barrière : « Nègre, pars avant la tombée de la nuit. » Sachant qu’il devait partir avant la fin du jour, cet homme demanda à Howard Estes s’il voulait prendre ses cochons, mais le père de Sylvia désirait lui-même tout vendre et partir à la première occasion.