Une consid�ration des faits

Hypoth�ses

�tant donn� les faits tels que rapport�s par les journaux, l’absence de t�moins et le fait que la victime et l’auteur du crime aient tous deux succomb� � leurs blessures, je serais tent�e de sugg�rer que la maladie mentale a agi sur la responsabilit� au moment de la perp�tration du crime. La maladie en cause �tait le plus vraisemblablement 1) l’�pilepsie; 2) un d�sordre affectif avec caract�ristiques psychotiques; ou 3) un �pisode psychotique d�coulant de l’�pilepsie.

Le droit au tournant du si�cle

La reine Victoria est si m�contente du verdict rendu � McNaughten, jug� non coupable pour cause de d�mence, puis envoy� au Bethlem Hospital, qu’elle �crit � Sir Robert Peel afin que la loi soit revue. La Reine est furieuse parce qu’elle sent que la population est convaincue que le jeune McNaughten commet ses crimes alors qu’il est parfaitement lucide et conscient de ses actes. Il lui semble inadmissible que la loi impose de telles r�gles. Le gouvernement sera incapable de faire fi du vif m�contentement, tant populaire que royal, qui trouve �cho lors des d�bats � la Chambre des lords, le 6 mars 1843. Le lord Chancelier adresse ensuite � un panel de juges de Sa Majest� cinq questions destin�es � clarifier leur position juridique. Leur r�ponse, �mise le 19 juin 1843, constitue ce qui est commun�ment appel� la r�gle de McNaughten. Voici les principaux aspects de cette r�gle :

1) Il est pr�sum� – jusqu’� preuve du contraire – que tout homme est sain d’esprit et poss�de un degr� de raison suffisant pour �tre tenu responsable de son crime.

2) Une personne d�mente est punissable selon la nature du crime commis, dans le cas o� elle avait conscience, au moment de la commission dudit crime, qu’elle agissait de fa�on contraire � la Loi, c’est-�-dire la loi comme votre Votre Seigneurie fait r�gner la loi du pays.

3) Afin de pr�senter une d�fense bas�e sur la d�mence, il doit �tre clairement d�montr� qu’au moment de la commission de l’acte, l’accus� �tait sous le coup d’un tel �garement de la raison, caus� par une maladie de l’esprit, qu’il n’�tait pas conscient de la nature et de la qualit� des gestes pos�s, ou advenant qu’il en ait �t� conscient, ignorait que ces gestes fussent r�pr�hensibles.

4) La personne d�mente doit �tre jug�e au m�me degr� de responsabilit� que si les �l�ments de son d�lire �taient r�els. S’il supposait sous le coup de ses illusions, par exemple, qu’un autre homme tentait de lui enlever la vie et qu’il a tu� cet homme, selon lui en l�gitime d�fense, il sera exempt de sanctions. Si dans son d�lire il supposait que le d�funt avait port� atteinte � son honneur et � sa fortune, et qu’il l’a tu� pour se venger de ce pr�tendu pr�judice, il sera passible de sanctions.

5) Le dernier point important est que c’est au jury qu’incombe la responsabilit� de d�terminer si le d�fendeur �tait d�ment ou non.

Les autres possibilit�s, au tournant du si�cle, sont la responsabilit� r�duite et l’automatisme. La responsabilit� r�duite peut �tre plaid�e en pr�sence de circonstances att�nuantes. Pour ce qui est de l’automatisme, il s’agit de cas dans lesquels une personne a commis un acte, ou a omis de commettre un acte, alors qu’elle �tait inconsciente (durant un �pisode de somnambulisme, par exemple.)

La preuve, telle que pr�sent�e par l’enqu�te

Informations tir�es du rapport du coroner

Peter Redpath, l’un des fr�res, a affirm� avoir vu son fr�re autour de six heures. Il a mentionn� que Clifford avait l’air malade lorsqu’il est rentr� � la maison et qu’il semblait �puis�, comme il �tudiait pour pr�parer ses examens du barreau. Clifford est entr� dans la chambre � coucher de sa m�re, �g�e de 62 ans, et il a entendu trois coups de feu.
Des t�moignages : la m�re gisait sur le plancher, il y avait beaucoup de sang. Quelques pieds plus loin, Clifford gisait lui aussi dans une mare de sang. Un r�volver se trouvait pr�s de lui, non loin de sa main. M. Redpath a affirm� que son fr�re �tait tr�s nerveux depuis quelque temps.

Le Dr Roddick, un m�decin praticien et m�decin de famille qui connaissait la famille depuis plus de 20 ans, a sugg�r� que le fils �tait �pileptique et que par cons�quent, il n’�tait responsable de ses actes ni avant, ni pendant, ni apr�s l’agression. Il l’avait vu quelques jours auparavant et lui avait conseill� de prendre du repos.

Le Dr Hugh Patton est arriv� en m�me temps que le Dr Campbell. Il a vu deux revolvers. La plaie du jeune homme �tait � la tempe gauche; la m�re ayant pour sa part re�u une balle derri�re la t�te.

Le Dr Campbell a confirm� le t�moignage du Dr Patton et a ajout� avoir remarqu� de l’�cume autour de la bouche de l’auteur du crime, ce qui constituait une preuve qu’une crise �pileptique avait r�cemment eu lieu.

Mme Rosa Shallow a �galement vu deux revolvers pr�s de M. Clifford Redpath. Elle n’avait jamais vu ces deux revolvers auparavant. Elle n’avait m�me jamais vu un seul revolver dans la chambre de Mme Redpath. L’un des revolvers a tir� une balle, l’autre en a tir� deux.

Le verdict : Ada Maria Mills est morte � Montr�al, tu�e par balle, des mains de son fils, alors que ce dernier �tait sous le coup d’une d�mence passag�re et inconscient de ses actes, par suite de la crise �pileptique dont il avait �t� victime.

Opinion

Si l’on consid�re les faits qui ont �t� rapport�s par les journaux (et que l’on tient pour acquis que ces derniers sont exacts), les t�moignages de l’enqu�te du coroner, la condition �pileptique connue de M. Redpath, et la pr�sence d’�cume autour de sa bouche, il est fort probable que M. Redpath ait souffert d’une crise �pileptique au moment de la perp�tration de l’acte.

M. Redpath �tait un �pileptique av�r�. Bien que le type de crise d’�pilepsie ne soit nulle part mentionn�, on peut supposer qu’�tant donn� la pr�sence d’�cume autour de la bouche, il s’agissait d’une crise du type � grand mal �.

En ce qui concerne les autres preuves d’ordre m�dical, le fr�re de l’auteur a signal� que Clifford se montrait nerveux depuis quelque temps. Le m�decin de famille a aussi rapport� qu’il pr�sentait certains autres sympt�mes tels l’insomnie et l’�puisement, et qu’il �tait accabl� par un stress excessif. De plus, aucun conflit qui aurait oppos� la m�re et le fils n’a �t� rapport�. Au contraire, il �tait plut�t d�vou� envers sa m�re, qui souffrait de quelque handicap, et a �t� d�crit comme un fils attentionn� en d�pit des probl�mes dont il �tait lui-m�me afflig�. Aucune preuve n’a d�montr� que M. Redpath avait des ant�c�dents psychiatriques ou �tait de nature d�pressive. Rien n’indique la pr�sence d’ant�c�dents familiaux pour ce type de troubles, non plus qu’une consommation pr�alable de drogues ou d’alcool.

Une crise �pileptique m�nerait � une d�fense fond�e sur l’automatisme, qui d’un point de vue m�dical, peut �tre d�fini comme une perturbation majeure de la conscience. La conscience se d�finit comme suit : la conscience normale requiert un rapport �labor� et coh�rent entre les diverses composantes du corps et de l’esprit d’une personne afin qu’elle ait une conscience harmonieuse d’elle-m�me en tant qu’entit�, de la r�alit� de son environnement et de sa capacit� � contr�ler son comportement. Ceci inclut le fonctionnement normal des facult�s de l’attention, de la concentration, de l’int�r�t et de la perception, ainsi que des traits cognitifs, affectifs et conatifs. Les traits cognitifs comprennent les facult�s intellectuelles de la m�moire, de la raison et du jugement. Les traits affectifs incluent les �motions, les sentiments et les humeurs, tandis que les traits conatifs englobent l’initiative, l’effort et la pers�v�rance.

Dans son compte rendu de l’automatisme, Peter Fenwick sugg�re qu’il s’agit d’un exemple de comportement sur lequel une personne n’a aucun contr�le. Le comportement en lui-m�me est habituellement inconvenant dans les circonstances, et peut ne pas du tout correspondre � la personne. Il peut �tre complexe, concert� et en apparence intentionnel et cibl�, quoique d�nu� de jugement. Apr�s coup, il est possible que la personne n’ait conserv� aucun souvenir de ses actes, ou seulement quelques souvenirs lacunaires et confus. Dans les cas d’automatisme organique, il doit y avoir une perturbation importante des fonctions c�r�brales pour que se manifestent les caract�ristiques pr�c�dentes.

Du point de vue l�gal, la doctrine du mens reaou de l’intention coupable, ne peut �tre nullifi�e que sous trois consid�rations majeures :

1) L’intention n’est pas coupable parce que la personne est innocente;
2) L’esprit �tait mort, un cas relevant de la r�gle de McNaughten;
3) L’esprit �tait absent au moment de la commission l’acte, donc tout acte perp�tr� l’a �t� de mani�re automatique.

Ceci m�ne � une d�fense fond�e sur l’automatisme. Si l’automatisme �tait sens�, signifiant que la personne ne souffrait pas de troubles de l’esprit d’ordre psychiatrique � ce moment pr�cis, celle-ci peut �tre acquitt�e. Si toutefois l’automatisme a �t� perp�tr� par un esprit souffrant d’un mal bien document�, et que ce fait est prouv� hors de tout doute raisonnable, la personne sera jug�e non coupable pour cause de d�mence.

Selon le t�moignage pr�sent� par le Dr Roddick lors de l’enqu�te du coroner, le jury – �tant donn� le Code p�nal de l’�poque – n’avait d’autre choix que de juger que M. Redpath �tait sous le coup d’une d�mence passag�re, comme il �tait inconscient des gestes pos�s avant, durant et apr�s l’agression. Ainsi, d’apr�s la r�gle de McNaughten, le jury devait d�terminer que M. Redpath �tait d�ment au moment des faits. Ce jugement de d�mence passag�re s’accorde bien du fait qu’aucune preuve ne d�montre qu’il ait souffert de maladies mentales graves et persistantes, selon ses ant�c�dents m�dicaux ant�rieurs et ceux d’alors. Aujourd’hui, les normes sont plus ou moins les m�mes en ce qui a trait � la d�fense fond�e sur l'ali�nation mentale : il s’agit des cas o� en raison d’un trouble de l’esprit survenu au moment de la commission de l’acte, ou de l’omission d’un acte, la personne n’est pas � m�me de prendre conscience des cons�quences de l’acte ou de faire la distinction entre le bien et le mal.

Contrairement � l’avis du Dr Roddick, fond� sur les r�cits et les preuves pr�sent�s au moment de l’enqu�te, j’attesterais pour ma part qu’il est tr�s fortement probable que M. Redpath ait �t� victime d’une crise �pileptique au moment de la commission de l’acte. M�me si en l’absence d’un diagnostic exact nous ne disposons d’aucune preuve, nous aurions tendance � d�terminer qu’il s’agissait de l’�pilepsie du lobe temporal, puisque les activit�s li�es � ce type d’�pilepsie peuvent mener � des �tats cr�pusculaires confus ou engourdis. En tant que tel, le verdict pourrait �tre un acquittement fond� sur l’automatisme (automatisme sens�).

Des �tudes remontant � la fin des ann�es 1970 d�crivent des patients qui pr�sentaient des automatismes r�p�titifs, tels des mouvements de cueillette ou de mastication, tandis que d’autres �taient mentalement engourdis et ne r�pondaient – par des comportements simples, quoique souvent coordonn�s – qu’� des stimuli insistants. Il peut y avoir pr�sence de caract�ristiques psychotiques � tendance parano�aque, et de d�lire parano�de ou d’�l�ments parano�aques. Nous aurions tendance � consid�rer qu’�tant donn� ces convictions et les perceptions parano�aques, le jeune Redpath a tu� sa m�re et s’est ensuite enlev� la vie apr�s avoir r�alis� ce qu’il venait de faire. Une autre hypoth�se est qu’apr�s avoir tir� sur sa m�re, il aurait encore �t� effray� et aurait ainsi d�cid� de mettre un terme � sa vie. La premi�re hypoth�se est toutefois plus probable.

Dans le cas des crises �pileptiques de type � grand mal �, ces �pisodes peuvent se terminer spontan�ment. Il est toutefois rare que des crimes soient commis dans des cas de crise d’�pilepsie temporale, parce que celles-ci-ci sont habituellement accompagn�es d’un affaiblissement significatif de la conscience, rendant impossible les actions coordonn�es. Le fait que des revolvers aient �t� retrouv�s confirme peut-�tre la pr�sence de perceptions parano�aques au moment des faits.

L’autre hypoth�se, qu’aucune preuve ne confirme, r�p�tons-le, est la possibilit� d’un trouble affectif de type d�pressif. On peut citer � cet effet la nervosit� accrue que M. Redpath pr�sentait depuis quelque temps, l’�puisement, le stress li� aux examens du barreau, la responsabilit� qui lui incombait de soutenir sa m�re invalide et d’en prendre soin, ainsi que le fait qu’il avait l’air �trange ce matin-l�. Ces �l�ments constituent quelques facteurs susceptibles de confirmer la pr�sence d’un trouble affectif avec de possibles caract�ristiques m�lancoliques. Comme le sujet ne pouvait s’imaginer continuer � prendre soin de sa m�re, et se sentant accabl� � ce moment, il aurait d�cid� de lui enlever la vie avant de s’enlever lui-m�me la vie. Nous d�tenons toutefois peu de preuves d’ordre m�dical indiquant que de tels sympt�mes puissent caract�riser un trouble affectif puisque ces sympt�mes, non sp�cifiques, peuvent d�couler d’une autre maladie psychiatrique, par exemple d’un trouble d'adaptation avec caract�ristiques mixtes anxieuses et d�pressives.

D’un point de vue m�dico-l�gal ou m�dical, la maladie ne suffit jamais � exon�rer une personne de sa responsabilit�. Dans le cas de la maladie mentale, l’intensit� de cette maladie est d’importance cruciale. En ce qui a trait � la d�fense fond�e sur l’automatisme, des preuves d’ordre m�dical sont requises afin de prouver la pr�sence d’�pilepsie ou de tout autre maladie organique pouvant affecter la conscience ainsi que la capacit� d’une personne � nourrir une intention coupable. Dans le cas qui nous int�resse, et d’apr�s les preuves, la probabilit� qu’une crise �pileptique ait caus� la conduite de M. Redpath est la plus plausible. L’opinion du Dr Roddick, selon laquelle il s’agissait d’une d�mence passag�re, se r�f�rait sans doute � une maladie psychiatrique de type psychotique pour laquelle nous ne d�tenons aucune preuve d’ordre m�dical. Il est cependant de la responsabilit� des jur�s de soupeser ces probabilit�s. C’est �galement � ces derniers qu’appartient la pr�rogative de jauger la valeur des preuves l�gales et m�dicales qui leur sont pr�sent�es. Il est fort probable que les preuves d’ordre m�dical ainsi que l’opinion Dr Roddick ont influenc� le verdict du jury.

Chacun doit �tre pr�venu.
La justice est une chose, et le droit en est une autre, bas� sur la preuve.
La r�alit� peut �tre toute autre.
Et rappelez-vous que la porte �tait verrouill�e.
Le myst�re demeure… comme la soci�t� victorienne �tait fort secr�te.

Le tout respectueusement soumis,

Ren�e Fug�re, M.D., FRCPC

Source: Ren�e Fug�re, M.D., FRCPC, Une consid�ration des faits, 2008

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