La conversation de Norman avec Nasser

Télégramme 218
Confidentiel, réservé au Canada
Très urgent

Référence : Mon télégramme 217 du 14 mars

Le Caire, 15 mars 1957

Conversation avec [le président égyptien Gamel Adbel] Nasser

J’ai vu Nasser hier soir tel que rapporté brièvement dans mon télégramme 216 du 14 mars; je lui ai précisé que vous ne m’aviez pas donné instruction de lui rendre visite, mais que j'étais très préoccupé dernièrement par l'hostilité croissante de la presse égyptienne et par ce qui me semblait être une sérieuse incompréhension, même au niveau gouvernemental, des déclarations importantes formulées par le premier ministre et vous-même. Je crois que j’en ai dit plus que prévu sur la politique canadienne et la conception traditionnelle des affaires étrangères, en particulier à l’égard des pays ayant récemment obtenu leur indépendance. J’ai fait un résumé de notre rôle au sein des NU au Moyen-Orient, faisant remarquer l’extravagance des accusations de la presse qui attribuait au Canada des intentions « impérialistes » et finalement j’ai mis l'accent sur les dommages que pouvaient causer des attaques sans scrupule de la presse sur le contingent canadien de la Force d'urgence des Nations Unies (FUNU). Je n’ai fait qu'effleurer la question des renforts canadiens, car je ne voulais pas aborder directement ce sujet moi-même.

2. Après m’avoir écouté et m’avoir demandé des précisions sur un ou deux points particuliers, il a admis franchement avoir adopté une attitude de plus en plus critique envers le Canada. Notre prise de position en novembre dernier et dans les semaines suivantes lui avait donné de grands espoirs, mais il a dit avoir remarqué une tendance de plus en plus partisane envers Israël dans vos récentes interventions aux NU. Il avait été très inquiet des remarques exprimées par le PM en Chambre le 6 mars, référant à l’usage de la « force » à propos de l’ouverture du canal [de Suez] et de la présence des NU à Gaza et Aqaba. L’Égypte, a-t-il dit, vivait dans une ambiance de menaces ces derniers mois et la population devenait de plus en plus sensible aux menaces. L’Égypte était toujours menacée par l’Angleterre, la France et Israël (qu’il a relié à ces deux puissances); l’Australie avait ouvertement montré son hostilité, les É.-U. démontraient une attitude d’indifférence et leur presse était généralement pro Israël et, maintenant le Canada, a-t-il dit, avait semblé se joindre aux autres contre l’Égypte. Évidemment, cela avait des conséquences sur leur opinion du contingent canadien de la FUNU. Puis, le 10, alors qu’il était encore à son bureau tard en soirée, il a appris que les troupes canadiennes avaient tiré sur des manifestants à Gaza en après-midi. Il a demandé une enquête complète auprès de personnes compétentes, mais il n'avait reçu aucun compte rendu convaincant des évènements jusqu'à ce que Ralph Bunche [le secrétaire général adjoint des Nations Unies] l'informe (le 12 mars) que les tirs provenaient des troupes danoises. Tous ces évènements, même si maintenant on sait à quel point certains avaient été mal perçus, ont contribué à alimenter sa peur face aux intentions canadiennes; sa peur que le Canada, d’une façon confuse et imprécise mais tout de même préoccupante, avait maintenant joint les rangs des puissances les plus hostiles à l’Égypte.

3. […] J’ai dit au Président que je savais son temps précieux et qu’à moins qu'il n'ait des questions précises dont il voulait discuter, je ne reviendrais pas sur ce sujet. J’ai résumé notre position en m’efforçant de trouver un juste compromis entre deux parties aguerries et aigries, et comme c’est souvent le lot des conciliateurs, tout en étant critiqué injustement des deux côtés. J’ai porté une attention particulière à la fausse interprétation des remarques du PM du 6 mars. (Nous avions fait parvenir à des fonctionnaires compétents au ministère des Affaires étrangères les textes intégraux des remarques afin d’en fournir le contexte et des éclaircissements. Apparemment, on n’a pas jugé bon de les remettre au Président. J’en avais aussi parlé à quelques journalistes égyptiens influents, mais aucun commentaire n’a été publié dans la presse.) J’avais avec moi le texte des échanges à la Chambre des 6 et 7 mars entre le premier ministre et les membres de l’Opposition sur la question de l’Égypte. Je lui ai remis le texte après en avoir lu à voix haute certaines remarques du PM sur « l’utilisation de la force » l’ouverture du canal de Suez, etc., et en les mettant en perspective pour lui souligner à quel point leur interprétation était entièrement faussée. Il a admis qu’il y avait eu une incompréhension de sa part, mais il s'est plaint, avec plus de tristesse que de colère, du ton hostile de la presse étrangère, incluant celle du Canada. Tout ce qu’il a fait a été rapporté comme étant « provocateur », « précipité », et ainsi de suite. Lorsqu’il a renvoyé un gouverneur de l’administration à Gaza… la presse occidentale l’a accusé d’avoir des ambitions « agressives ». Les mêmes journaux n’avaient pas utilisé de telles épithètes pour parler de l’attaque d’Israël du 29 octobre. Récemment, [le premier ministre israélien, David] Ben-Gurion avait ouvertement menacé d’utiliser la force à Gaza. Pourtant, à sa connaissance, aucun journal occidental important ne lui avait adressé de reproches à ce sujet. Quels auraient été leurs commentaires s’il avait menacé d’utiliser la force contre Israël au moment où les Israéliens prenaient des dispositions à l’intérieur de leurs propres frontières? Est-ce qu’on pouvait demander à n’importe quelle personne impartiale de croire que la presse occidentale était objective dans son analyse du problème israélo-arabe?

4. Je suis intervenu pour poser une question sur ces intentions à Gaza, exprimant l’espoir que les raids des Fedayin [guérilla] ne recommenceraient pas, car cela ne semblait pas à long terme servir les intérêts des Égyptiens en matière de défense. Il a parlé de choses connues, insistant sur le fait que les raids autorisés étaient purement des mesures de représailles et qu’ils n'avaient commencé qu’au début de 1955 lorsque la nouvelle politique prétendument d’agression de Ben-Gurion était devenue évidente. Il a dit n’avoir aucune intention d’organiser des raids fedayin dans le futur, mais que les maraudeurs occasionnels qui réussissaient à traverser d’un côté ou de l’autre seraient toujours utilisés par Israël comme une excuse pour attaquer leurs voisins arabes. (Il semble vrai que durant les trois mois qui ont précédé l'attaque du 29 octobre, il n'y avait eu aucun raid fedayin en provenance de l'Égypte. Il n’y eut qu’un seul incident où un camion israélien avait été détruit par une mine terrestre dans une zone démilitarisée, donc une région non autorisée aux militaires israéliens.)

5. Il a ensuite soulevé la question des renforcements par les troupes canadiennes et a admis qu’il avait eu des doutes, même des peurs, sur les intentions canadiennes à la suite des références du PM sur « l’utilisation de la force ». J’en conclus que l’ambassade égyptienne à Ottawa ne le tient pas particulièrement bien informé par télégramme des débats importants. En réponse à ma question, il a dit qu’il avait étudié toutes les références importantes dans nos débats par les différents rapports des agences de presse.

6. Au sujet de ses plaintes sur la presse étrangère, j’ai dit être assez d’accord et que nous avions nous-mêmes été la cible de campagnes de presse assez féroces. Je lui ai montré une copie que j’avais apportée de la revue de presse égyptienne préparée par notre bureau, soulignant les récents commentaires de la presse (12 mars) sur le Canada et le contingent canadien. J’ai mis l’accent sur l’éditorial dans le Al Gomhouriya, qui proférait des attaques extravagantes sur de présumées ambitions « impérialistes » canadiennes, sur la foi d'hypothèses selon lesquelles nos troupes avaient pris le pouvoir à Gaza, vraisemblablement notre premier pas vers son « internationalisation », ce qui expliquait les tirs. Bien que je comprenne qu’il ne pouvait être tenu responsable de tout ce qui se publiait dans la presse, je lui ai dit qu’il devait néanmoins être d’accord que de telles remarques extravagantes et irresponsables devaient être rapportées à Ottawa et qu’elles n’aideraient pas les Canadiens à tendre une oreille bienveillante à l’égard de l’Égypte. J’ai dit que ce qui était encore plus important était que nos troupes ici devaient être de plus en plus irritées par cette campagne et que cela pouvait avoir un effet dévastateur sur leur moral. Il a acquiescé de tout cœur à cette dernière remarque.

7. J’ai ensuite pensé qu’il serait approprié de demander s’il serait d’accord pour faire une déclaration qui pourrait aider à corriger certaines impressions et s’il serait prêt à confirmer publiquement l’excellente performance de nos troupes ici. J’ai mentionné [Jack] Brayley, le représentant de la Presse canadienne ici, qui n’arrivait pas à obtenir une entrevue avec lui par l’intermédiaire du bureau de presse, en rajoutant qu’une entrevue pourrait aider à lever certains obstacles à la source des incompréhensions dans les relations entre l'Égypte et le Canada. Il a accepté de donner une telle entrevue dans les prochains jours. Il a ajouté qu’il connaissait un peu les états de service du Canada en matière de relations étrangères et qu’il avait cru que notre politique était vouée à la paix et aux relations amicales avec tous ceux qui voulaient lui rendre la pareille. Il était heureux que certaines fausses impressions aient été élucidées et il espérait que des relations amicales pourraient exister entre nous comme il en existe entre deux états libres et égaux qui n'ont aucun dessein l'un sur l'autre.

8. Il a abordé de nouveau le sujet des renforcements venant du Canada en disant qu’il avait assuré M. Bunche que l’affaire serait réglée et il m’a demandé de vous relayer l’information.

9. Avant de partir, il a exprimé le souhait que je pourrais le rencontrer plus souvent si je le désirais, en particulier si je pouvais l’aider à élucider de possibles incompréhensions.

10. Finalement, je l'ai félicité pour l'annonce récente faite par son gouvernement sur la tenue d’élections générales (date et détails à être annoncés plus tard). Bien qu’il n’était pas dans notre intention d’intervenir dans les affaires internes d’un autre pays, cette annonce ne pouvait être qu’une source de satisfaction, puisque nous étions un peuple démocratique, de voir l’Égypte s’enligner dans cette direction et que cela favoriserait certainement une meilleure compréhension mutuelle.

Norman.

Source: E. Herbert Norman, La conversation de Norman avec Nasser, Herbert Norman: A Documentary Perspective Greg Donaghy (Ottawa: Department of Foreign Affairs and International Trade, 1999), 12-16

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