LETTRE OUVERTE À LA CIA

À la recherche de réponses à propos de la mort de Herbert Norman

Globe and Mail, samedi 21 juin 1997

Cette lettre a été envoyée le 9 juin 1997 à l’Agence centrale de renseignement [CIA] américaine par Roger W. Bowen, le président de la State University de New York à New Platz. Le professeur Bowen a fait parvenir une copie de cette lettre au Globe and Mail et au New York Times.

M. Lee S. Strickland
Coordonnateur de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels
Commission de divulgation de l’Agence
Agence centrale de renseignement
Washington, D.C. 205051

Références : F96-0544 (anciennement F80-0591)
F96-0568 (anciennement F81-0807)

Monsieur Strickland,

Vous m’avez demandé d’expliquer les raisons de l’appel de votre décision me refusant, pour la seconde fois en 17 ans, l'accès à quelque 60 documents concernant Egerton Herbert Norman, le sujet de la biographie Innocence Is Not Enough [L’innocence n’est pas suffisante]] publiée en 1986 au Canada et en 1988 aux États-Unis. L’Office national du film du Canada produit actuellement un documentaire sur Norman qui est basé en majeure partie sur mon livre. Il devrait sortir en février 1998. D’ici là, je voudrais combler les dernières lacunes laissées en plan devant l'impossibilité d’accéder aux documents de la CIA.

Vous vous souviendrez peut-être que M. Norman est mort en sautant d'un édifice de neuf étages au centre-ville du Caire, en Égypte, le 4 avril 1957. Il était à ce moment l'ambassadeur du Canada en Égypte, un poste qu’il avait obtenu juste avant le déclenchement de la Crise de Suez. En fait, c’était Norman plus que toute autre personne qui avait persuadé le président nationaliste de l’Égypte, Gamal Abdul Nasser, de permettre à la force de maintien de la paix de l’ONU de désamorcer la crise. Le ministre des Affaires étrangères du Canada, Lester Pearson, a par la suite gagné le Prix Nobel de la paix, en partie grâce à l’intervention magistrale de Norman auprès de Nasser.

Les dossiers officiels égyptiens et canadiens montrent que Herbert Norman s’est suicidé au Caire le 4 avril 1957 à la suite des allégations publiques portées par des membres du Sous-comité du Sénat sur la sécurité interne des États-Unis à l'effet qu’il aurait été, ou était encore, un communiste. C’était une accusation ancienne que le gouvernement canadien avait examinée et déclarée fausse six ans auparavant, un fait qui a été négligé délibérément et de façon opportune par des chasseurs de sorcières du Sous-comité tels Robert Morris et William Rusher.

Vous vous souviendrez qu’à l’époque, les Américains soupçonnaient le président Nasser d’être trop proche des communistes, car il avait acheté des armes des Tchécoslovaques et il discutait avec les Soviétiques de la possibilité d’obtenir de l’assistance technique pour la construction du barrage Aswan. De plus, contrairement aux pratiques contemporaines où une intervention de l’ONU est normale, une mission de sauvegarde de la paix de l’ONU n’était pas nécessairement considérée comme une action positive, en particulier lorsqu'elle se faisait contre les alliés anticommunistes des Américains, la Grande-Bretagne, la France et Israël, qui étaient intervenus militairement afin de renverser la manœuvre de Nasser pour nationaliser le canal de Suez. Le fait que Norman négocie avec Nasser pour convaincre le dirigeant égyptien de permettre aux troupes des Nations Unies de pénétrer en sol égyptien pour éviter de nouvelles attaques par les alliés américains a été la cause de sérieuses inquiétudes parmi certains hauts fonctionnaires américains.

Les entrevues que j’ai réalisées en Égypte ont révélé qu’un ami proche du médecin de Norman, Dr Halim Doss, était un agent de la CIA qui habitait dans le même édifice que le médecin. Mme [Irene] Norman m'a dit, et le Dr Doss l’a confirmé, qu’à la suite de la publication des articles de journaux accablants qui mettaient en doute la loyauté de Norman, le Dr Doss avait aidé Norman à surmonter un découragement grandissant en lui prescrivant des somnifères, les livrant lui-même à la résidence de l'ambassadeur. Mme Norman cependant avait remarqué que les somnifères avaient l’effet opposé, c’est-à-dire qu’ils n’avaient aucun effet la nuit mais le maintenaient dans un état de fatigue toute la journée.

Est-ce qu’il s’agissait bien de somnifères? Est-ce que le Dr Doss, ami d'au moins un agent de la CIA, aurait livré personnellement autre chose que des calmants à la résidence de monsieur Norman? Nous savons qu’à l’époque, la CIA faisait des expériences secrètes avec le psychotrope LSD à l’Université McGill à Montréal. Selon des révélations récentes, la CIA avait, plus tôt dans la décennie, dressé une liste des personnes ciblées au Guatemala et avait ensuite tenté d’assassiner Fidel Castro à Cuba. Est-ce que la CIA avait décidé d’utiliser le Dr Doss pour glisser à Norman des comprimés de LSD dans le but de le déstabiliser encore plus émotivement? Est-ce une spéculation imprudente ou une hypothèse raisonnable? Il ne fait aucun doute que, selon les rapports des témoins, le comportement de Norman était devenu changeant et étrangement égocentrique, ce qui ne lui ressemblait pas, quelques jours avant sa mort, au moment où il a commencé à prendre les cachets que lui a donnés Doss.

Je me souviens d’un appel tardif en soirée, il y a quelque 15 années, du directeur des opérations de la CIA, James Jesus Angleton, à ma résidence de l’époque dans le Maine, dans lequel il me disait : « Vous n’apprendrez jamais la vérité sur Norman. » En dépit de ce sarcasme, j’ai terminé ma biographie et je l’ai quand même publié, étant assez certain de sa véracité parce que j’avais eu accès aux dossiers de la Gendarmerie royale du Canada et du gouvernement du Canada, à ceux du service de renseignement de l’armée américaine, du FBI et du Sénat et autres. Cependant, ces 66 dossiers de la CIA, dont vous avez reconnu l’existence mais auxquels vous m’avez encore une fois refusé l’accès, contiennent quelque chose qui selon vous mérite d’être caché.

Plus de quarante années se sont écoulées depuis la mort de Norman. La CIA promet maintenant une nouvelle ouverture et exprime une volonté de déclassifier des documents portant le sceau du secret dont les raisons ont depuis longtemps été oubliées. Pourtant, vous faites de nouveau appel à de vieilles restrictions de la Guerre froide, la Loi sur la sécurité nationale de 1947 et la Loi de la CIA de 1949, pour me refuser de l’information sur une « affaire » qui mérite à peine la renommée, même selon les standards d’Andy Warhol. [...]

Dans mon livre, j’ai attribué le suicide de Norman à un sentiment grandissant d'impuissance et de désespoir. J’ai pourtant besoin de savoir si la CIA aurait pu faire quelque chose qui a contribué à la dépression grandissante de Norman avant sa mort. J’ai besoin de savoir. N’allez-vous pas honorer l’esprit de la liberté d’information et me donner accès à ces documents vieux de 40 ans?

Roger W. Bowen
Président et professeur de sciences politiques
State University de New York à New Platz

Post-scriptum, 23 juillet 2007 :

Pas plus tard que l'année dernière, la CIA a refusé ma demande de relâcher les quelque 60 documents dont elle a reconnu l'existence. Je pense que c’est le sixième ou septième refus que j’ai reçu de la CIA depuis 25 ans. Ainsi, 50 ans après la mort de Norman, l’Agence continue de cacher son rôle. J’ai consulté des experts en questions juridiques à Washington à propos de mes chances de gagner une poursuite contre la CIA et tous sans exception m'ont déconseillé une telle action.

Source: Roger W. Bowen, "Lettre ouverte à la CIA," Globe and Mail, 21 juin 1997

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