Meurtre légal
La première exécution judiciaire à Victoria a été accomplie. Après un simulacre de procès qui s’est déroulé dans des circonstances qui, nous pouvons l’espérer, ne se reproduiront plus jamais dans cette colonie, un pauvre jeune Indien beau garçon, de moins de vingt ans, nommé Allache, a été exécuté pour meurtre.
Il se trouve des gens pour nous dire que cette mesure cruelle était nécessaire; mais il n’est pas rassurant de penser que n’importe quel habitant de l’île, fut-il un Indien, pourrait être condamné sur une déclaration ex parte des faits, sans un ami pour faire connaître les événements qui ont précédé et ont causé cet homicide.
Les faits, pour autant qu’il ait été possible de les recueillir, sont les suivants :
Un jeune Indien, récemment marié, et dont on peut dire qu’entre lui et son épouse existait un réel attachement, (et de tels faits ne sont pas rares chez les Indiens), la voit exposée aux assauts quotidiens d’un vaurien, un jeune nègre porteur de maladie qui, malgré des avertissements répétés, revient encore et encore à sa tente, s’introduit continuellement en sa présence et une fois de plus, dans son propre foyer et sous ses propres yeux, se livre à des gestes indécents et abominables. Enflammé cette fois par le whisky – autre cadeau empoisonné de la civilisation –, le pauvre jeune sauvage ne peut en supporter davantage, l’outrage ressenti n’a plus de bornes, et à moitié rendu fou par l’alcool, à moitié poussé par les encouragements d’un autre sauvage, il frappe le vil séducteur qui a apporté la maladie et le déshonneur dans son foyer. Le jeune nègre est transporté ailleurs et meurt un jour ou deux plus tard.
Voilà le fait qu’on a jugé être un meurtre prémédité! Et je demande, quel est l’homme blanc qui n’aurait pas commis le même crime, si un jeune nègre licencieux et porteur de maladie était venu chez lui se livrer à semblables outrages sur lui et sa femme?
Patience toutefois! On nous dit que ce jeune homme était indien et qu’il était nécessaire de donner l’exemple!
Ce jeune Indien doit maintenant se présenter devant un tribunal où il encourt la peine de mort; devant une Cour de justice anglaise, dont il ne comprend pas ni ne peut comprendre la moindre procédure; avec à ses côtés un interprète chenook, qui ne maîtrise ni l’anglais, ni l’indien tsimshian. Et on insiste sur chaque fait qui le condamne assurément, mais sur aucun de ceux qui pourraient l’innocenter : une victime esseulée, sans défense, entourée des juges les plus inhumains parce que plus instruits. Aucun des avocats présents n’a, non plus, le cœur ou la mansuétude de lui offrir de le défendre. Et c’est dans un tribunal anglais, de plus devant une Cour de justice chrétienne, que de telles actions prennent place, actions qu’un procureur général regarde d’un œil complaisant et cautionne par sa présence même! Le juge en chef aussi considère tranquillement cette cour, où tous semblent avoir mis de côté le sens de la justice, et ayant lui-même oublié les devoirs qui lui incombent, il n’assigne même pas un avocat pour la défense, ni ne rappelle à aucun avocat ses devoirs envers lui-même et sa profession!
Pas plus tard que la veille, devant le même tribunal, un homme appelé Snelling a été accusé d’avoir lâchement assassiné sur la grande route un pauvre ivrogne sans défense – un homme qui pouvait à peine lever les bras pour demander grâce; et le misérable l’a poignardé; oui, il a poignardé sa victime, sans défense et immobile sur le sol, et le geste répugnant a été prouvé, aussi clair que le jour, devant ce même tribunal! Mais son avocat, bien payé, a été éloquent, le juge en chef a lui aussi parlé en sa faveur, les jurés ont été influencés et le lâche, l’ignoble assassin s’en est sorti avec quatre ans d’emprisonnement.
Ce n’est pas le cas pour Allache. Aucun des compatriotes du pauvre Indien n’était là pour se cotiser et lui procurer un avocat qui aurait passé au crible les circonstances antérieures, qui auraient servi le verdict de meurtre sans préméditation, ou pour jeter la lumière, en présence de membres impartiaux du jury, sur les circonstances atténuantes qui, de la façon partiale dont la cause a été menée, n’ont même pas été discutées, non plus que pas un mot n’a été prononcé pour sa défense, à part quelques maigres explications qu’a pu donner le prisonnier lui-même, sur le seul sujet de l’agression, et ses propos furent si déformés par une interprétation totalement indigne de confiance, (et il y avait d’autres interprètes compétents dans la salle), que plusieurs spectateurs indignés et honteux quittèrent la salle.
Néanmoins, des tentatives furent faites afin d’obtenir le pardon du malheureux jeune homme, et bon nombre de membres respectables de la communauté signèrent une pétition expliquant plusieurs des raisons plaidant en faveur de la grâce. Mais la réponse fut brève : -Justice doit être rendue. Que le prisonnier n’ait pas eu d’avocat est un malchance; (c’était pire que ça, ce garçon a subi une cruelle injustice et un outrage injustifié à la loi britannique) finalement, un exemple (!) devait être donné et on doit apprendre aux Indiens à respecter les lois.
On a aussi fait entrer la religion dans l’affaire et on tenta d’inculquer au pauvre sauvage quelques principes divins qui durent lui sembler extrêmement étranges puisqu’ils provenaient de la race hautement civilisée qui les viole chaque jour; un avait séduit sa femme, détruit son foyer et anéanti son bonheur; un autre lui avait procuré le poison mortel qui l’entraîna à commettre le crime, et par laquelle il avait été condamné à mort sans même être entendu, parce qu’il n’avait pas accepté ce que pas un seul d’entre eux aurait accepté de souffrir. Cependant, cette bonne créature se repentit de son crime avec larmes et amertume et permettez-nous de croire et d’espérer que ce repentir a été entendu.
Samedi matin un soleil aussi éclatant que d’habitude s’est levé, dorant la cime embrumée des montagnes, et éveillant les habitants de l’île de Victoria à leurs travaux habituels; mais avant le lever du soleil, une potence avait été érigée en face du tribunal [[link to photo jail-with-Indians]] et une foule s’était à présent rassemblée autour. Et comme l’horloge sonnait huit heures, notre pauvre jeune Indien, les yeux emplis de larmes, a été amené au pied de l’échafaud, suivi d’un autre prisonnier – l’homme même qui lui vendait du whisky, et qui allait maintenant être grassement payé, gracié et libéré, pour l’avoir fait pendre. Hormis quelques mots de consolation qui lui furent dits en anglais par un policier, tout était silencieux. Le pauvre homme, pâle comme la mort, monta sur l’échafaud et regarda autour de lui, et au moment où on enfilait autour de son cou la corde fatale, de toute la force de ses poumons, en se tournant désespérément vers le ciel, il fit entendre une longue, forte et pitoyable plainte. Oh! Quelle plainte c’était, qui en appelait de la sentence d’hommes injustes auprès de la justice du paradis. Il y avait dans cette plainte une intonation indescriptible, que ceux qui l’ont entendue ne pourront pas oublier – il y avait aussi de la résignation et de la souffrance, témoignant de l’injustice commise, qui éveilla soudainement les meilleurs sentiments dans la foule qui retenait son souffle et qui provoqua un frisson d’horreur dans chaque conscience. Des larmes apparurent dans les yeux de bon nombre d’hommes et beaucoup d’entre eux, peut-être la moitié de ceux qui étaient là, se hâtèrent de partir, incapables de supporter plus longtemps ce spectacle. Celui qui écrit était de ceux-là. J’avais le cœur dans la gorge, je me sentais coupable d’approuver de pareilles horreurs, et tout en me frayant rapidement un passage à travers la foule, à mesure que la distance augmentait, j’entendis derrière moi un murmure, et je compris que tout était terminé.
Une tâche demeurait – la seule qui fut en mon pouvoir. J’ai fait de mon mieux pour la remplir, et puisse ce modeste exposé d’une grande injustice être un moyen, devant la divine Providence, de prévenir la répétition de toute atrocité judiciaire de cette sorte.
ALFRED WADDINGTON
Victoria, î.V., 27 août 1860
SOIRÉE DU 27 AOÛT, 20 h
P. S. Depuis qu’a été rédigé ce qui précède, et après que la pauvre victime fut morte et enterrée depuis deux jours, M. Pearkes, l’avocat, a tout juste reçu le courrier suivant, en réponse à la requête qu’il avait acheminée.
VICTORIA, ÎLE DE VANCOUVER, 24 août 1860.
MONSEIGNEUR ET MESSIEURS :
Son Excellence le gouverneur me prie d’accuser réception de votre requête demandant la commutation de la sentence de mort prononcée contre Allache, un Indien tsimshian reconnu coupable du meurtre d’un homme de couleur nommé Brown.
2. Son Excellence a profondément réfléchi à cette question et regrette amèrement qu’il ne semble exister aucune circonstance atténuante qui lui permettrait de prendre cette grave responsabilité qui consisterait à s’immiscer aux fins de la justice sur une question qui affecte de si près l’entière communauté.
J’ai l’honneur d’être, Monseigneur et messieurs,
Votre très dévoué serviteur
WILLIAM A. G. YOUNG, secrétaire par intérim de la colonie
Au très révérend grand évêque de Colombia, à monsieur Thomas J. Skinner et aux autres, les signataires de la requête susmentionnée.