Une opération de la Gendarmerie royale du Canada
John Sawatsky, For Services Rendered: Leslie James Bennett and the RCMP Security Service (Markham, ON: Penguin, 1983), pp 253-257.
[L’opération de la Gendarmerie royale du Canada] Featherbed [Lit de plumes] a débuté au début des années 1950 alors que Terry Guernsey dirigeait la division B. Ce dernier croyait que les noms de plusieurs espions communistes avaient été omis des révélations du transfuge soviétique Igor Gouzenko parce qu’il n'avait divulgué que les opérations de renseignement militaire et non celles du KGB (alors appelé le NKVD). Si Gouzenko n’avait dévoilé qu’une partie et non tout le réseau, cela signifiait que, pour chaque agent qu’il dénonçait, plusieurs autres étaient encore en poste. Presque tous les agents qu’il avait dénoncés étaient des recrues idéologiques qui avaient été choisies à cause de la ferveur de leur croyance presque religieuse à la cause communiste; ainsi les agents du KGB qui n’ont pas été identifiés seraient motivés tout autant. Ils seraient maintenant implantés si profondément dans la bureaucratie sous de fausses couleurs qu’une enquête ordinaire ne pourrait pas les déloger. La plupart des agents secrets idéologiques avaient été jadis des communistes déclarés qui avaient participé à des rencontres du Parti et qui avaient distribué des dépliants aux coins des rues avant de le « quitter » et, en apparence, abandonner le communisme pour travailler clandestinement. Ils pouvaient cacher leurs vraies croyances et les années estomperaient les mémoires mais ils ne pouvaient jamais complètement effacer le passé; ils vivaient donc avec un talon d’Achille qui pouvait en tout temps menacer leur couverture. Guernsey travaillait sur le principe qu’en remontant dans les années 1930 et 1940, on pourrait découvrir les communistes avoués de cette génération et comparer les noms avec les fonctionnaires actuels et ainsi avoir des pistes pour identifier les agents du KGB qui travaillaient encore pour le gouvernement.
Lorsqu’il a tenté de s’adjoindre des enquêteurs, Guernsey était un officier junior et sa proposition avait été refusée. La hiérarchie de la GRC a refusé d’appuyer Featherbed. Elle était d’avis qu’une telle enquête embarrasserait le corps policier aux yeux du gouvernement. Ses tentatives subséquentes pour raviver l'enquête ont également été arrêtées par la haute direction. L’idée de Guernsey a éventuellement acquis le statut passif de dossier en suspens. Lorsqu'un renseignement passait par son bureau, il la classait dans son mince dossier Featherbed qui était rarement sorti du coffre-fort de son bureau. Au cours des six années suivantes, le dossier ne s’est enrichi que de trois ou quatre feuillets.
Le premier nom qui a pris le chemin du dossier de Guernsey était celui de E. Herbert Norman, l’ambassadeur canadien et ami de Lester Pearson qui s’était suicidé en 1957 à la suite de la chasse aux sorcières intentée par le Sous-comité du Sénat sur la sécurité interne des États-Unis qui l’avait montré du doigt une seconde fois. Guernsey et George McClellan avaient questionné Norman après que le comité américain eut initialement rendu son nom public en 1951; ils ont confirmé qu'il avait été un communiste à Cambridge dans les années 1930 et avaient mis le doigt sur quelques autres faits suspects. Norman avait cependant nié être un agent ou trahir le Canada. Il a dit qu’il avait laissé ses années universitaires derrière lui. Norman a repris du service comme ambassadeur, mais Guernsey et McClellan ont toujours eu des doutes et ont inclus son nom dans le dossier Featherbed. [...]
Les noms [d’un petit nombre] de hauts fonctionnaires se retrouvaient dans le dossier Featherbed. Ces renseignements ne prouvaient rien et étaient peut-être erronés, mais le dossier contenait assez de fragments pour le garder à proximité. En 1960, Howard Draper, l’inspecteur junior de la division de la contre-subversion a étudié le dossier et a hoché la tête. Il a dit que c’était une honte que le corps policier ait refusé d’y consacrer des ressources et a juré que si jamais il réussissait à gravir les hauts échelons, il ouvrirait Featherbed. C’est ce qui s’est produit dans les années 1960 [lorsque] […] Draper a finalement été nommé à un poste supérieur et a fait tomber les restrictions.
Du jour au lendemain, Featherbed a changé de statut, passant de dossier orphelin à celui d'enfant gâté, recevant non seulement des enquêteurs à temps plein, mais aussi le meilleur choix au sein du personnel de la maison. Harry Brandes et Ray Lees, deux des meilleurs enquêteurs en contre-espionnage, ont rallié les rangs de Featherbed peu après leur retour de l’université et, à leur tour, ils ont été rejoints par le bourreau de travail Neil Chadwick et par Ian MacEwan, un autre produit des universités modernes. Puisque Featherbed se penchait résolument sur le Parti communiste du Canada, la division D (contre-subversion) a obtenu la présence d’un représentant et a nommé l’habile Neil Pollock. Archie Barr, le redoutable intellectuel au visage enfantin, se joindra finalement à Featherbed ainsi que Bill Cliffe.
Featherbed, qui n’avait jamais eu de bureau, a réquisitionné le « penthouse », une aire comprenant quatre bureaux dans le recoin le plus secret du quartier général [de la GRC]. [...]
Nouvellement isolé, Featherbed est remonté dans le temps, écumant les dossiers pour trouver des pistes qui les mèneraient vers de vieilles pénétrations soviétiques dans le gouvernement canadien et ils ont commencé par une enquête approfondie sur Herbert Norman. Le Service de renseignement soupçonnait Norman de s’être suicidé en 1957 pour éviter le rappel et une autre enquête qu’il craignait ne pas pouvoir supporter. À la fin des années 1960, Featherbed a découvert des allégations selon lesquelles Norman détenait secrètement une carte de membre du Parti communiste, information qu’il avait omis de dévoiler à Guernsey et McClellan en 1951. Au même moment, la CIA a fait circuler des renseignements d’un informateur qui disait avoir entendu Norman avouer, peu de temps avant sa mort au Caire, qu’il ne pouvait pas parler sans trahir des collègues. Ces collègues n’avaient pas à être des agents, mais la remarque a ravivé les soupçons voulant que Norman ait caché des choses.
La recherche de Featherbed s’est étendue au-delà de la bureaucratie, se répandant jusque dans la population pour finalement produire une liste de 262 prétendus membres secrets du Parti communiste, dont des médecins, des avocats, des économistes et des universitaires soupçonnés d’avoir effectué des tâches proches de l'espionnage. Ils appartenaient aux présumés « clubs secrets » sans avoir de carte de membre. [...]
Plus Featherbed avançait, plus les enquêteurs étaient fascinés par la pensée que le gouvernement canadien avait été envahi par des agents du KGB. La quête en était plus tentante mais aussi plus frustrante. Des informateurs potentiels, qui avaient déjà dit à la GRC d’aller se faire voir, changeaient d’avis et commençaient à parler, ce qui a permis à l’enquête d’avancer. […] Les enquêteurs scrutaient des annuaires téléphoniques datant d’un quart de siècle à la recherche de preuves sur les détenteurs de certains numéros de téléphone. Ces pistes fournissaient des soupçons mais aucune preuve. Featherbed payait le prix pour deux décennies gaspillées. La preuve ne satisferait jamais une cour, mais les enquêteurs pensaient que l’orientation du dossier était sans faille. Des observateurs neutres n’ont jamais étudié les dossiers; ainsi, un arbitre impartial ne pouvait pas déterminer s'ils permettraient de prendre conscience de l'ampleur de l'espionnage et de la subversion pratiqués par le KGB ou s'ils ne feraient que ternir la réputation des certaines personnes par des potins et des sous-entendus empoisonnés basés sur des ouï-dire qui séduiraient les amateurs de conspiration. [...]