Est-ce que l’histoire dépasse la simple connaissance des faits?

Par Eric W. Sager, Département d’histoire, University of Victoria (reproduit du Times Colonist, 15 mars 2013)

Cette année, l’histoire était présente aux Oscars comme jamais auparavant. Quatre films en nomination pour le meilleur film de l’année relataient des évènements historiques : Argo, Lincoln, Zero Dark Thirty (Opération avant l’aube) et Django Unchained (Django déchaîné). Les quatre ont déclenché des débats sur l’exactitude des scénarios et sur la façon dont les films façonnent notre connaissance du passé.

Est-ce important de savoir que le scénario d'Argo transforme le sauvetage des Américains en une opération menée par la CIA plutôt que par des Canadiens? Oui, c’est important. Mais comme historien, j’y vois un autre problème. Les débats sur ces films mettent l’accent sur l’exactitude et l’exhaustivité des faits. Ce faisant, ils entretiennent des idées reçues sur la nature et la raison d’être de l’histoire.

Une de ces idées reçues est que les historiens ne sont que des cueilleurs de faits. Occasionnellement, ils font une incursion dans le vrai monde pour corriger des erreurs commises par des personnes qui, elles, font des choses importantes, comme de la politique, des guerres, du commerce ou même des films. Puis le monde va de l’avant, ayant ou non corrigé ses erreurs, et l’historien retourne à son terrier archivistique.

S’il vous plaît, est-ce qu’on peut jeter de telles idées à la poubelle? L’histoire n’est pas un passé mort et enterré pour tous sauf quelques zélés obsédés par les faits. L’histoire, c’est le passé qui existe dans le présent : c’est la mémoire sociale qui nous guide entre le passé, le présent et l’avenir. Sans elle, nous sommes amnésiques et notre chemin est parsemé d’embuches.

L’histoire, c’est aussi une palette de compétences, une boîte à outils qui nous aide à résoudre les problèmes dans le vrai monde. Certains disent que ce sont des « compétences non techniques », même si elles sont difficiles à acquérir. Ce sont pourtant des compétences valorisées par les employeurs : collecte rapide et détaillée d’éléments de preuve, analyse systématique, raisonnement éclairé, travail d’équipe et communication efficace. Par-dessus tout, l’histoire, c’est le changement au fil du temps : comment comprendre le changement, comment évaluer ses causes multiples, comment contextualiser le changement. L’histoire, c’est tout cela.

Lisez le témoignage de Tamara Vrooman (M.A. en histoire), PDG de Vancity et ancienne ministre adjointe aux finances de la C.-B. : « Une grande part de mon travail requiert des arguments solides, éclairés et objectifs, basés sur des faits et des données qui sont souvent partiels et difficiles à interpréter. Il faut être capable d’expliquer et de défendre publiquement ses hypothèses et son analyse. Si cela n’est pas la pratique de l’histoire, je ne sais pas ce qui pourrait l’être. »

Quant à la valeur des compétences des historiens et des autres humanistes, voyez ce qu’a fait Google en 2011. La vice-présidente de Google, Marissa Mayer, avait alors annoncé son intention d’embaucher 6000 personnes, dont « probablement 4000 à 5000 provenant des sciences humaines ou des arts. »

Marissa Mayer

Regardez aussi la courbe de croissance de l’emploi au Canada. Statistiques Canada nous dit qu’entre 2007 et 2011 la croissance de l’emploi a été plus prononcée dans les emplois reliés au domaine de la santé (une augmentation de 16 %). Cette croissance était également très forte dans les domaines « des arts, de la culture, du loisir et des sports » (13 %), croissance qui devançait celle des « sciences naturelles et appliquées » (8 %). Un million d’emplois doivent être créés en C.-B. entre 2010 et 2020. Il est plus que probable que les employeurs exigeront un diplôme postsecondaire pour 78 % de ces emplois. On cherchera des diplômés dans tous les domaines.

Bien sûr, un baccalauréat en sciences humaines n’est pas un aller direct vers un emploi. À notre époque, un B.A. équivaut à un diplôme de niveau secondaire d’il y a quelques génlkjklj;lkj;lkjérations; ce n’est qu’une étape dans un long parcours éducatif.

L’histoire n’offre pas une garantie d’emploi. C’est une discipline mentale, un renforcement de certains muscles largement utilisés pour voir et apprendre. « Le passé est un pays étranger. Les choses s’y font différemment », écrivait le romancier L. P. Hartley.

L’histoire nous transporte dans cet autre pays puis nous ramène au présent, là où nous pouvons regarder notre monde avec les yeux d’un voyageur expérimenté, avec un plus grand respect pour les peuples de différentes cultures, avec un regard avisé pour ce qui est anecdotique et éphémère, et avec une nouvelle appréciation de ce qu’il faut protéger ou rejeter.

Dans le film Lincoln, il y a peut-être des erreurs à propos de qui a voté en faveur ou contre l’amendement pour abolir l’esclavage. Ces petites erreurs ne diminuent que ` peu la qualité du divertissement cinématographique sur le Lincoln que les Américains connaissent et peut-être même vénèrent.

Quant à l’histoire, elle était au travail ailleurs. Une semaine après que Daniel Day-Lewis ait reçu un Oscar pour son interprétation de Lincoln, le Canadien Andrew Preston remportait le prix Charles-Taylor pour son livre sur l’influence de la religion dans la politique américaine. Une des réussites de cet essai est le nouveau portrait de Lincoln : celui d’un chrétien pour qui la Guerre civile était une croisade morale. Dans une faible mesure, mais tout de même une mesure importante, Andrew Preston a changé le monde tel que nous le connaissons. Il ne nous a pas seulement donné les faits, mais il a partagé une observation, dont nous avions besoin, sur les racines religieuses ancestrales de la politique américaine.

Aux enseignants :

Utilisez cet article dans le plan de leçons sur la valeur de l’histoire.

Où commencer
University of Victoira
Université Concordia
Mount Royal University